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ANIMAL, s. m. (Ordre encyclopédique. Entendement. Raison.
Philosophie ou science. Science de la nature. Zoologie. Animal.)
Qu'est-ce que l'animal? Voilà une de ces questions dont on est
d'autant plus embarrassé, qu'on a plus de philosophie & plus de connoissance de l'histoire naturelle. Si l'on parcourt toutes
les propriétés connues de l'animal, on n'en trouvera aucune qui
ne manque à quelqu'être auquel on est forcé de donner le nom
d'animal, ou qui n'appartienne à un autre auquel on ne peue
accorder ce nom. D'ailleurs, s'il est vrai, comme on n'en peut
guere douter, que l'univers est une seule & unique machine, où
tout est lié, & où les êtres s'élevent au-dessus ou s'abaissent
au-dessous les uns des autres, par des degrés imperceptibles, en
sorte qu'il n'y ait aucun vuide dans la chaîne, & que le ruban
coloré du célebre Pere Castel Jésuite, où de nuance en nuance on
passe du blanc au noir sans s'en appercevoir, soit une image
véritable des progrès de la nature; il nous sera bien difficile
de fixer les deux limites entre lesquelles l'animalité, s'il est
permis de s'exprimer ainsi, commence & finit. Une définition de
l'animal sera trop générale, ou ne sera pas assez étendue,
embrassera des êtres qu'il faudroit peut-être exclurre, & en
exclurra d'autres qu'elle devroit embrasser. Plus on examine la
nature, plus on se convainc que pour s'exprimer exactement, il
faudroit presqu'autant de dénominations différentes qu'il y a
d'individus, & que c'est le besoin seul qui a inventé les noms
généraux; puisque ces noms généraux sont plus ou moins étendus,
ont du sens, ou sont vuides de sens, selon qu'on fait plus ou
moins de progrès dans l'étude de la nature. Cependant qu'est-ce
que l'animal? C'est, dit M. de Buffon, Hist. nat. gen. & part.
la matiere vivante & organisée qui sent, agit, se meut, se
nourrit & se reproduit. Conséquemment, le végétal est la matiere
vivante & organisée, qui se nourrit & se reproduit; mais qui ne
sent, n'agit, ni ne se meut. Et le minéral, la matiere morte &
brute qui ne sent, n'agit, ni se meut, ne se nourrit, ni ne se
reproduit. D'où il s'ensuit encore que le sentiment est le
principal degré différentiel de l'animal. Mais est-il bien
constant qu'il n'y a point d'animaux, sans ce que nous appellons
le sentiment; ou plûtôt, si nous en croyons les Cartésiens, y
a-t-il d'autres animaux que nous qui ayent du sentiment. Les
bétes, disent-ils, en donnent les signes, mais l'homme seul a la
chose. D'ailleurs, l'homme lui-même ne perd-t-il pas quelquefois
le sentiment, sans cesser de vivre ou d'être un animal? Alors le
pouls bat, la circulation du sang s'exécute, toutes les
fonctions animales se font; mais l'homme ne sent ni lui-méme, ni
les autres êtres: qu'est-ce alors que l'homme? Si dans cet état,
il est toûjours un animal; qui nous a dit qu'il n'y en a pas de
cette espece sur le passage du végétal le plus parfait, à
l'animal le plus stupide? Qui nous a dit que ce passage n'étoit
pas rempli d'étres plus ou moins léthargiques, plus ou moins
profondément assoupis; en sorte que la seule différence qu'il y
auroit entre cette classe & la classe des autres animaux, tels
que nous, est qu'ils dorment & que nous veillons; que nous
sommes des animaux qui sentent, & qu'ils sont des animaux qui ne
sentent pas. Qu'est-ce donc que l'animal?
Ecoutons M. de Buffon s'expliquer plus au long là-dessus. Le mot
animal, dit-il, Hist. nat. tom. II. pag. 260, dans l'acception
où nous le prenons ordinairement, représente une idée générale,
formée des idées particulieres qu'on s'est faites de quelques
animaux particuliers. Toutes les idées générales renferment des
idées différentes, qui approchent ou different plus ou moins les
unes des autres; & par conséquent aucune idée générale ne peut
être exacte ni précise. L'idée générale que nous nous sommes
formée de l'animal sera, si vous voulez, prise principalement de
l'idée particuliere du chien, du cheval, & d'autres bêtes qui
nous paroissent avoir de l'intelligence & de la volonté, qui
semblent se mouvoir & se déterminer suivant cette volonté; qui
sont composées de chair & de sang, qui cherchent & prennent leur
nourriture, & qui ont des sens, des sexes, & la faculté de se
reproduire. Nous joignons donc ensemble une grande quantité
d'idées particulieres, lorsque nous nous formons l'idée générale
que nous exprimons par le mot animal; & l'on doit observer que
dans le grand nombre de ces idées particulieres, il n'y en a pas
une qui constitue l'essence de l'idée générale. Car il y a, de
l'aveu de tout le monde, des animaux qui paroissent n'avoir
aucune intelligence, aucune volonté, aucun mouvement progressif;
il y en a qui n'ont ni chair ni sang, & qui ne paroissent être
qu'une glaise congelée. Il y en a qui ne peuvent chercher leur
nourriture, & qui ne la reçoivent que de l'élément qu'ils
habitent: enfin il y [p. 469] en a qui n'ont point de sens, pas
même celui du toucher, au moins à un degré qui nous soit
sensible: il y en a qui n'ont point de sexes, d'autres qui les
ont tous deux; & il ne reste de général à l'animal que ce qui
lui est commun avec le végétal, c'est-à-dire, la faculté de se
reproduire. C'est donc du tout ensemble qu'est composée l'idée
générale; & ce tout étant composé de parties différentes, il y a
nécessairement entre ces parties des degrés & des nuances. Un
insecte, dans ce sens, est quelque chose de moins animal qu'un
chien; une huître est encore moins animal qu'un insecte; une
ortie de mer, ou un polype d'eau douce, l'est encore moins
qu'une huître; & comme la nature va par nuances insensibles,
nous devons trouver des animaux qui sont encore moins animaux
qu'une ortie de mer ou un polype. Nos idées générales ne sont
que des méthodes artificielles, que nous nous sommes formées
pour rassembler une grande quantité d'objets dans le même point
de vûe; & elles ont, comme les méthodes artificielles, le défaut
de ne pouvoir jamais tout comprendre: elles sont de même
opposées à la marche de la nature, qui se fait uniformément,
insensiblement & toûjours particulierement; en sorte que c'est
pour vouloir comprendre un trop grand nombre d'idées
particulieres dans un seul mot, que nous n'avons plus une idée
claire de ce que ce mot signifie; parce que ce mot étant reçû,
on s'imagine que ce mot est une ligne qu'on peut tirer entre les
productions de la nature, que tout ce qui est au-dessus de cette
ligne est en effet animal, & que tout ce qui est au-dessous ne
peut être que végétal; autre mot aussi général que le premier,
qu'on employe de même, comme une ligne de séparation entre les
corps organisés & les corps bruts. Mais ces lignes de séparation
n'existent point dans la nature: il y a des êtres qui ne sont ni
animaux, ni végétaux, ni minéraux, & qu'on tenteroit vainement
de rapporter aux uns & aux autres. Par exemple, lorsque M.
Trembley, cet auteur célebre de la découverte des animaux qui se
multiplient par chacune de leurs parties détachées, coupées, ou
séparées, observa pour la premiere fois le polype de la lentille
d'eau, combien employa-t-il de tems pour reconnoître si ce
polype étoit un animal ou une plante! & combien n'eut-il pas sur
cela de doutes & d'incertitudes? C'est qu'en effet le polype de
la lentille n'est peut-être ni l'un ni l'autre; & que tout ce
qu'on en peut dire, c'est qu'il approche un peu plus de l'animal
que du végétal; & comme on veut absolument que tout être vivant
soit un animal ou une plante, on croiroit n'avoir pas bien connu
un être organisé, si on ne le rapportoit pas à l'un ou l'autre
de ces noms généraux, tandis qu'il doit y avoir, & qu'il y a en
effet, une grande quantité d'êtres organisés qui ne sont ni l'un
ni l'autre Les corps mouvans que l'on trouve dans les liqueurs
seminales, dans la chair infusée des animaux, dans les graines &
les autres parties infusées des plantes, sont de cette espece:
on ne peut pas dire que ce soient des animaux; on ne peut pas
dire que ce soient des végétaux, & assûrément on dira encore
moins que ce sont des minéraux.
On peut donc assûrer sans crainte de trop avancer, que la
grande division des productions de la nature en animaux,
végétaux, & minéraux, ne contient pas tous les êtres matériels:
il existe, comme on vient de le voir, des corps organisés qui ne
sont pas compris dans cette division. Nous avons dit que la
marche de la nature se fait par des degrés nuancés, & souvent
imperceptibles; aussi passe-t-elle par des nuances insensibles
de l'animal au végétal: mais du végétal au minéral le passage
est brusque, & cette loi de n'y aller que par nuances paroît se
démentir. Cela a fait soupçonner à M. de Busson, qu'en examinant
de près la nature, on viendroit à découvrir des êtres
intermédiaires, des corps organisés qui sans avoir, par exemple,
la puissance de se reproduire comme les animaux & les végétaux,
auroient cependant une espece de vie & de mouvement: d'autres
êtres qui, sans être des animaux ou des végétaux, pourroient
bien entrer dans la constitution des uns & des autres; & enfin
d'autres êtres qui ne seroient que le premier assemblage des
molécules organiques. Voyez Molécules organiques.
Mais sans nous arrêter davantage à la définition de l'animal,
qui est, comme on voit, dès-à-présent fort imparfaite, & dont
l'imperfection s'appercevra dans la suite des siecles beaucoup
davantage, voyons quelles lumieres on peut tirer de la
comparaison des animaux & des végétaux. Nous n'aurions presque
pas besoin d'avertir qu'à l'exception de quelques réflexions
mises en italique, que nous avons osé disperser dans la suite de
cette article, il est tout entier de l'Histoire naturelle génér.
& particuliere: le ton & les choses l'indiqueront assez.
Dans la foule d'objets que nous présente ce vaste globe, (dit
M. de Buffon, pag. 1.) dans le nombre infini des différentes
productions, dont sa surface est couverte & peuplée, les animaux
tiennent le premier rang, tant par la conformité qu'ils ont avec
nous, que par la supériorité que nous leur connoissons sur les
êtres végétaux ou inanimés. Les animaux ont par leurs sens, par
leur forme, par leur mouvement, beaucoup plus de rapports avec
les choses qui les environnent que n'en ont les végétaux. Mais
il ne faut point perdre de vûe que le nombre de ces rapports
varie à l'infini, qu'il est moindre dans le polype que dans
l'huître, dans l'itre moindre que dans le singe; & les végétaux
par leur développement, par leur figure, par leur accroissement
& par leurs différentes parties, ont aussi un plus grand nombre
de rapports avec les objets extérieurs, que n'en ont les
minéraux ou les pierres, qui n'ont aucune sorte de vie ou de
mouvement. Observez encore que rien n'empéche que ces rapports
ne varent aussi, & que le nombre n'n soit plus ou moins grand;
en sorte qu'on peut dire qu'il y a des minéraux oins morts que
d'autres. Cependant c'est par ce plus grand nombre de rapports
que l'animal est réellement au-dessus du végétal, & le végétal
au-dessus du minéral. Nous-mêmes, à ne considérer que la partie
matérielle de nôtre être, nous ne sommes au-dessus des animaux
que par quelques rapports de plus, tels que ceux que nous
donnent la langue & la main, la langue surtout. Une langue
suppose une suite de pensées, & c'est par cette raison que les
animaux n'ont aucune langue. Quand même on voudroit léur
accorder quelque chose de semblable à nos premieres
appréhensions & à nos sensations grossieres & les plus
machinales, il paroît certain qu'ils sont incapables de former
cette association d'idées, qui seule peut produire la réflexion,
dans laquelle cependant consiste l'essence de la pensée. C'est,
parce qu'ils ne peuvent joindre ensemble aucune idée, qu'ils ne
pensent ni ne parlent, c'est par la même raison qu'ils
n'inventent & ne perfectionnent rien. S'ils étoient doüés de la
puissance de réfléchir, même au plus petit degré, ils seoient
capables de quelque espece de progrès; ils acquerroient plus
d'industrie; les castors d'aujourd'hui bâtiroient avec plus d'ar
& de solidité que ne bâtissoient les premiers castors; l'abeille
perfectionneroit encore tous les jours la cellule qu'elle
habite: car si on suppose que cette cellule est aussi parfaite
qu'elle peut l'être, on donne à cet insecte plus d'esprit que
nous n'en avons; on lui accorde une intelligence supérieure à la
nôtre, par laquelle il appercevroit tout d'un coup le dernier
point de perfection auquel il doit porter son ouvrage, tandis
que nous-mêmes nous ne voyons jamais clairement ce point, &
qu'il nous faut beaucoup de réfle<pb-> [p. 470] xions, de tems &
d'habitude pour perfectionner le moindre de nos arts. Mais d'où
peut venir cette uniformité dans tous les ouvrages des animaux?
Pourquoi chaque espece ne fait-elle jamais que la même chose, de
la même façon? Pourquoi chaque individu ne la fait-il ni mieux
ni plus mal qu'un autre individu? Y a-t-il de plus forte preuve
que leurs opérations ne sont que des résultats méchaniques &
purement matériels? Car s'ils avoient la moindre étincelle de la
lumiere qui nous éclaire, on trouveroit au moins de la variété,
si l'on ne voyoit pas de la perfection, dans leurs ouvrages;
chaque individu de la même espece feroit quelque chose d'un peu
différent de ce qu'auroit fait un autre individu. Mais non, tous
travaillent sur le même modele; l'ordre de leurs actions est
tracé dans l'espece entiere; il n'appartient point à l'individu;
& si l'on vouloit attribuer une ame aux animaux, on seroit
obligé à n'en faire qu'une pour chaque espece, à laquelle chaque
individu participeroit également. Cette ame seroit donc
nécessairement divisible, par conséquent elle seroit matérielle
& fort différente de la nôtre. Car pourquoi mettons-nous au
contraire tant de diversité & de variété dans nos productions &
dans nos ouvrages? Pourquoi l'imitation servile nous
coûte-t-elle plus qu'un nouveau dessein? C'est parce que notre
ame est à nous, qu'elle est indépendante de celle d'un autre, &
que nous n'avons rien de commun avec notre espece que la matiere
de notre corps: mais quelque différence qu'il y ait entre nous &
les animaux, on ne peut nier que nous ne leur tenions de fort
près par les dernieres de nos facultés.
On peut donc dire que quoique les ouvrages du Créateur soient
en eux-mêmes tous également parfaits, l'animal est, selon notre
façon d'appercevoir, l'ouvrage le plus complet; & que l'homme en
est le chef-d'oeuvre.
En effet, pour commencer par l'animal qui est ici notre objet
principal, avant que de passer à l'homme, que de ressorts, que
de forces, que de machines & de mouvemens sont renfermés dans
cette petite partie de matiere qui compose le corps d'un animal!
Que de rapports, que d'harmonie, que de correspondance entre les
parties! Combien de combinaisons, d'arrangemens, de causes,
d'effets, de principes, qui tous concourent au même but, & que
nous ne connoissons que par des résultats si difficiles à
comprendre, qu'ils n'ont cessé d'être des merveilles que par
l'habitude que nous avons prise de n'y point réfléchir!
Cependant quelqu'admirable que cet ouvrage nous paroisse, ce
n'est pas dans l'individu qu'est la plus grande merveille; c'est
dans la succession, dans le renouvellement & dans la durée des
especes que la nature paroît tout-à-fait inconcevable, ou plûtôt,
en remontant plus haut, dans l'ordre institué entre les parties
du tout, par une sagesse infinie & par une main toutepuissante;
car cet ordre une fois institué, les effets quelque surprenans
qu'ils soient, sont des suites nécessaires & simples des lois du
mouvement. La machine est faite, & les heures se marquent sous
l'oeil de l'horloger. Mais entre les suites du méchanisme, il
faut convenir que cette faculté de produire son semblable qui
réside dans les animaux & dans les végétaux, cette espece
d'unité toûjours subsistante & qui paroît éternelle; cette vertu
procréatrice qui s'exerce perpétuellement sans se détruire
jamais, est pour nous, quand nous la considérons en elle-même, &
sans aucun rapport à l'ordre institué par le Tout-puissant, un
mystere dont il semble qu'il ne nous est pas permis de sonder la
profondeur.
La matiere inanimée, cette pierre, cette argille qui est sous
nos piés, a bien quelques propriétés: son existence seule en
suppose un très-grand nombre; & la matiere la moins organisée ne
laisse pas que d'avoir, en vertu de son existence, une infinitê
de rapports avec toutes les autres parties de l'univers. Nous ne
dirons pas, avec quelques Philosophes, que la matiere sous
quelque forme qu'elle soit, connoît son existence & ses facultés
relatives: cette opinion tient à une question de métaphysique,
qu'on peur voir discutée à l'article Ame. Il nous suffira de
faire sentir que, n'ayant pas nous-mêmes la connoissance de tous
les rapports que nous pouvons avoir avec tous les objets
extérieurs, nous ne devons pas douter que la matiere inanimée
n'ait infiniment moins de cette connoissance; & que d'ailleurs
nos sensations ne ressemblant en aucune façon aux objets qui les
causent, nous devons conclurre par analogie, que la matiere
inanimée n'a ni sentiment, ni sensation, ni conscience
d'existence; & que lui attribuer quelques-unes de ces facultés,
ce seroit lui donner celle de penser, d'agir & de sentir, à peu
près dans le même ordre & de la même façon que nous pensons,
agissons & sentons, ce qui répugne autant à la raison qu'à la
religion. Mais une considération qui s'accorde avec l'une &
l'autre, & qui nous est suggérée par le spectacle de la nature
dans les individus, c'est que l'état de cette faculté de penser,
d'agir, de sentir, réside dans quelques hommes dans un degré
éminent, dans un dgré moins éminent en d'autres hommes, va en s'affoiblissant
à mesure qu'on suit la chaîne des etres en descendant, &
s'éteint apparemment dans quelque point de la chaîne trèséloigné:
placé entre le regne animal & le regne végétal, point dont nous
approcherons de plus en plus par les observations, mais qui nous
échappera à jamais; les expériences resteront toûjours en-deçà,
& les systèmes iront toûjours au-delà; l'expérience marchant pié
à pié, & l'esprit de système allant toûjours par sauts & par
bonds.
Nous dirons donc qu'étant formés de terre, & composés de
poussiere, nous avons en effet avec la terre & la poussiere, des
rapports communs qui nous lient à la matiere en général; tels
sont l'étendue, l'impénétrabilité, la pesanteur, &c. Mais comme
nous n'appercevons pas ces rapports purement matériels; comme
ils ne font aucune impression au-dedans de nous-mêmes; comme ils
subsistent sans notre participation, & qu'après la mort ou avant
la vie, ils existent & ne nous affectent point du tout, on ne
peut pas dire qu'ils fassent partie de notre être: c'est donc
l'organisation, la vie, l'ame, qui fait proprement notre
existence. La matiere considérée sous ce point de vûe, en est
moins le sujet que l'accessoire; c'est une enveloppe étrangere
dont l'union nous est inconnue & la présence nuisible; & cet
ordre de pensées qui constitue notre être, en est peut-être
tout-à-fait indépendant. Il me semble que l'Historien de la
nature accorde ici aux Métaphysiciens bien plus qu'ils n'oseroient
lui demander. Quelle que soit la maniere dont nous penserons
quand notre ame sera débarrassée de son enveloppe, & sortira de
l'état de chrysalide; il est constant que cette coque méprisable
dans laquelle elle reste détenue pour un tems, influe
prodigieusement sur l'ordre de pensées qui constitue son être; &
malgré les suites quelquefois très-fâcheuses de cette influence,
elle n'en montre pas moins évidemment la sagesse de la
providence, qui se sert de cet aiguillon pour nous rappeller
sans cesse à la conservation de nous-mêmes & de notre espece.
Nous existons donc sans savoir comment, & nous pensons sans
savoir pourquoi. Cette proposition me paroît évidente; mais on
peut observer, quant à la seconde partie, que l'ame est sujette
à une sorte d'inertie, en conséquence de laquelle elle resteroit
perpétuellement appliquée à la même pensée, peut être à la même
idée, si elle n'en étoit tirée par quelque chose d'extérieur à
elle qui l'avertit, sans toutefois prévaloir sur sa liberté.
C'est par cette derniere faculté qu'elle s'arrête ou qu'elle
passe légerement d'une contemplation à une autre. Lorsque
l'exercice de cette faculté cesse, elle reste fixée sur la même
contempla- [p. 471] tion; & tel est peut-être l'état de celui
qui s'endort, de celui même qui dort, & de celui qui médite
très-profondément. S'il arrive à ce dernier de parcourir
successivement differens objets, ce n'est point par un acte de
sa volonté que cette succession s'exécute, c'est la liaison des
objets mêmes qui l'entraîne; & je ne connois rien d'aussi
machinal que l'homme absorbé dans une méditation profonde, si ce
n'est l'homme plongé dans un profond sommeil.
Mais quoi qu'il en soit de notre maniere d'être ou de sentir;
quoi qu'il en soit de la vérité ou de la fausseté, de
l'apparence ou de la réalité de nos sensations, les résultats de
ces mêmes sensations n'en sont pas moins certains par rapport à
nous. Cet ordre d'idées, cette suite de pensées qui existe
au-dedans de nous-mêmes, quoique fort différente des objets qui
les causent, ne laissent pas d'être l'affection la plus réelle
de notre individu, & de nous donner des relations avec les
objets extérieurs, que nous pouvons regarder comme des rapports
réels, puisqu'ils sont invariables, & toûjours les mêmes
relativement à nous. Ainsi nous ne devons pas douter que les
différences ou les ressemblances que nous appercevons entre les
objets, ne soient des différences & des ressemblances certaines
& réelles dans l'ordre de notre existence par rapport à ces
mêmes objets. Nous pouvons donc nous donner le premier rang dans
la nature. Nous devons ensuite donner la seconde place aux
animaux; la troisieme aux végétaux, & enfin la derniere aux
minéraux. Car quoique nous ne distinguions pas bien nettement
les qualités que nous avons en vertu de notre animalité seule,
de celles que nous avons en vertu de la spiritualité de notre
ame, ou plûtôt de la supériorité de notre entendement sur celui
des bêtes, nous ne pouvons guere douter que les animaux étant
doüé, comme nous des mêmes sens, possédant les mêmes principes
de vie & de mouvement, & faisant une infinité d'actions
semblables aux nôtres, ils n'ayent avec les objets extérieurs,
des rapports du même ordre que les nôtres, & que par conséquent
nous ne leur ressemblions à bien des égards. Nous, différons
beaucoup des végétaux, cependant nous leur ressemblons plus
qu'ils ne ressemblent aux minéraux; & cela, parce qu'ils ont une
espece de forme vivante, une organisation animée, semblable en
quelque façon à la nôtre; au lieu que les minéraux n'ont aucun
organe.
Pour faire donc l'histoire de l'animal, il faut d'abord
reconnoître avec exactitude l'ordre général des rapports qui lui
sont propres, & distinguer ensuite les rapports qui lui sont
communs avec les végétaux & les minéraux. L'animal n'a de commun
avec le minéral que les qualités de la matiere prise
généralement; sa substance a les mêmes propriétés virtuelles;
elle est étendue, pesante, impénétrable, comme tout le reste de
la matiere: mais son oeconomie est toute différente. Le minérai
n'est qu'une matiere brute, insensible, n'agissant que par la
contrainte des lois de la méchanique, n'obéissant qu'à la force
généralement répandue dans l'univers, sans organisation, sans
puissance, dénuée de toutes facultés, même de celle de se
reproduire; substance informe, faite pour être foulée aux piés
par les hommes & les animaux, laquelle malgré le nom de métal
précieux, n'en est pas moins méprisée par le sage, & ne peut
avoir qu'une valeur arbitraire, toûjours subordonnée à la
volonté, & toûjours dépendante de la convention des hommes.
L'animal réunit toutes les puissances de la nature; les sources
qui l'animent lui sont propres & particulieres; il veut, il
agit, il se détermine, il opere, il communique par ses sens avec
les objets les plus éloignés; son individu est un centre où tout
se rapporte; un point où l'univers entier se réfléchit; un monde
en racourci. Voilà les rapports qui lui sont propres: ceux qui
lui sont communs avec les végétaux, sont les facultés de
croître, de se développer, de se reproduire, de se multiplier.
On conçoit bien que toutes ces vérités s'obscurcissent sur les
limites des regnes, & qu'on auroit bien de la peine à les
appercevoir distinctement sur le passage du minéral au végétal,
& du végétal à l'animal. Il faut donc dans ce qui précede & ce
qui suit, instituer la comparaison entre un animal, un végétal,
& un minéral bien décidé, si l'on ne veut s'exposer à tourner à
l'infini dans un labyrinthe dont on ne sortiroit jamais.
L'observateur est forcé de passer d'un individu à un autre:
mais l'historien de la nature est contraint de l'embrasser par
grandes masses; & ces masses il les coupe dans les endroits de
la chaine où les nuances lui paroissent trancher le plus
vivement; & il se garde bien d'imaginer que ces divisions soient
l'ouvrage de la nature.
La différence la plus apparente entre les animaux & les
végétaux, paroît être cette faculté de se mouvoir & de changer
de lieu dont les animaux sont doüés, & qui n'est pas donnée aux
végétaux. Il est vrai que nous ne connoissons aucun végétal qui
ait le mouvement progressif: mais nous voyons plusieurs especes
d'animaux, comme les huîtres, les galle-insectes, &c. auxquelles
ce mouvement paroît avoir été refusé. Cette différence n'est
donc pas générale & nécessaire.
Une différence plus essentielle pourroit se tirer de la
faculté de sentir, qu'on ne peut guere refuser aux animaux, &
dont il semble que les végétaux soient privés. Mais ce mot
sentir renferme un si grand nombre d'idées, qu'on ne doit pas le
prononcer avant que d'en avoir fait l'analyse: car si par sentir
nous entendons seulement faire une action de mouvement à
l'occasion d'un choc ou d'une résistance, nous trouverons que la
plante appellée sensitive, est capable de cette espece de
sentiment comme les animaux. Si au contraire on veut que sentir
signifie appercevoir & comparer des percptions, nous ne sommes
pas sûrs que les animaux ayent cette espece de sentiment; & si
nous accordons quelque chose de semblable aux chiens, aux
éléphans, &c. dont les actions semblent avoir les mêmes causes
que les nôtres, nous le refuserons à une infinité d'especes
d'animaux, & surtout à ceux qui nous paroissent être immobiles &
sans action. Si on vouloit que les huîtres, par exemple, eussent
du sentiment comme les chiens, mais à un degré fort inférieur,
pourquoi n'accorderoit-on pas aux végétaux ce même sentiment
dans un degré encore au-dessous? Cette différence entre les
animaux & les végétaux n'est pas générale; elle n'est pas même
bien décidée. Mais n'y a-t-il que ces deux manieres de sentir,
ou se mouvoir à l'occasion d'un choc ou d'une résistance, ou
appercevoir & comparer des perceptions? il me semble que ce qui
s'appelle en moi sentiment de plaisir, de douleur, &c. sentiment
de mon existence, &c. n'est ni mouvement, ni perception &
comparaison de perceptions. Il me semble qu'il en est du
sentiment pris dans ce troisieme sens comme de la pensée, qu'on
ne peut comparer à rien, parce qu'elle ne ressemble à rien; &
qu'il pourroit bien y avoir quelque chose de ce sentiment dans
les animaux.
Une troisieme différence pourroit être dans la maniere de se
nourrir. Les animaux par le moyen de quelques organes
extérieurs, saisissent les choses qui leur conviennent, vont
chercher leur pâture, choisissent leurs alimens: les plantes au
contraire paroissent être réduites à recevoir la nourriture que
la terre veut bien leur fournir. Il semble que cette nourriture
soit toûjours la même; aucune diversité dans la maniere de se la
procurer; aucun choix dans l'espece; l'humidité de la terre est
leur seul aliment. Cependant si l'on fait attention à
l'organisation & à l'action des racines & des feuilles, on
reconnoîtra bientôt que ce sont-là les organes extérieurs dont
les vé<pb-> [p. 472] gétaux se servent pour pomper la
nourriture: on verra que les racines se détournent d'un obstacle
ou d'une veine de mauvais terrein pour aller chercher la bonne
terre; que mêmes ces racines se divisent, se multiplient, & vont
jusqu'à changer de forme pour procurer de la nourriture à la
plante. La différence entre les animaux & les végétaux, ne peut
donc pas s'établir sur la maniere dont ils se nourrissent. Cela
peut être, d'autant plus que cet air de spontanéité qui nous
frappe dans les animaux qui se meuvent, soit quand ils cherchent
leur proie ou dans d'autres occasions, & que nous ne voyons
point dans les végétaux, est peut-être un préjugé, une illusion
de nos sens trompés par la variété des mouvemens animaux;
mouvemens qui seroient cent fois encore plus variés qu'ils n'en
seroient pas pour cela plus libres. Mais pourquoi, me
demandera-t-on, ces mouvemens sont-ils si variés dans les
animaux, & si uniformes dans les végétaux? c'est, ce me semble,
parce que les végétaux ne sont mûs que par la résistance ou le
choc; au lieu que les animaux ayant des yeux, des oreilles, &
tous les organes de la sensation comme nous, & ces organes
pouvant être affectés ensemble ou séparément, toute cette
combinaison de résistance ou de choc, quand il n'y auroit que
cela, & que l'animal seroit purement passif, doit l'agiter d'une
infinité de diverses manieres; ensorte que nous ne pouvons plus
remarquer d'uniformité dans son action. De-là il arrive que nous
disons que la pierre tombe nécessairement, & que le chien
appellé vient librement; que nous ne nous plaignons point d'une
tuile qui nous casse un bras, & que nous nous emportons contre
un chien qui nous mord la jambe, quoique toute la différence
qu'il y ait peut-être entre la tuile & le chien, c'est que
toutes les tuiles tombent de même, & qu'un chien ne se meut pas
deux fois dans sa vie précisément de la même maniere. Nous
n'avons d'autre idée de la nécessité, que celle qui nous vient
de la permanence & de l'uniformité de l'évenement.
Cet examen nous conduit à reconnoître évidemment qu'il n'y a
aucune différence absolument essentielle & générale entre les
animaux & les végétaux: mais que la nature descend par degrés &
par nuances imperceptibles, d'un animal qui nous paroît le plus
parfait, à celui qui l'est le moins, & de celui-ci au végétal.
Le polype d'eau douce sera, si l'on veut, le dernier des
animaux, & la premiere des plantes.
Après avoir examiné les différences, si nous cherchons les
ressemblances des animaux & des végétaux, nous en trouverons
d'abord une qui est très générale & très-essentielle; c'est la
faculté commune à tous deux de se reproduire, faculté qui
suppose plus d'analogie & de choses semblables, que nous ne
pouvons l'imaginer, & qui doit nous faire croire que, pour la
nature, les animaux & les végétaux sont des êtres à peu près de
même ordre.
Une seconde ressemblance peut se tirer du développement de
leurs parties, propriété qui leur est commune; car les végétaux
ont aussi-bien que les animaux, la faculté de croître; & si la
maniere dont ils se développent est différente, elle ne l'est
pas totalement ni essentiellement, puisqu'il y a dans les
animaux des parties très-considérables, comme les os, les
cheveux, les ongles, les cornes, &c. dont le développement est
une vraie végétation, & que dans les premiers tems de la
formation le foetus végete plûtôt qu'il ne vit.
Une troisieme ressemblance, c'est qu'il y a des animaux qui
se reproduisent comme les plantes, & par les mêmes moyens; la
multiplication des pucerons, qui se fait sans accouplement, est
semblable à celle des plantes par les graines; & celle des
polypes, qui se fait en les coupant, ressemble à la
multiplication des arbres par boutures.
On peut donc assûrer, avec plus de fondement encore, que les
animaux & les végétaux sont des êtres du même ordre, & que la
nature semble avoir passé des uns aux autres par des nuances
insensibles, puisqu'ils ont entre eux des ressemblances
essentielles & générales, & qu'ils n'ont aucune différence qu'on
puisse regarder comme telle.
Si nous comparons maintenant les animaux aux végétaux par
d'autres faces, par exemple, par le nombre, par le lieu, par la
grandeur, par la forme, &c. nous en tirerons de nouvelles
inductions.
Le nombre des especes d'animaux est beaucoup plus grand que
celui des especes de plantes; car dans le seul genre des
insectes, il y a peut-être un plus grand nombre d'especes, dont
la plûpart échappent à nos yeux, qu'il n'y a d'especes de
plantes visibles sur la surface de la terre. Les animaux même se
ressemblent en général beaucoup moins que les plantes, & c'est
cette ressemblance entre les plantes qui fait la difficulté de
les reconnoître & de les ranger; c'estlà ce qui a donné
naissance aux méthodes de Botanique, auxquelles on a par cette
raison beaucoup plus travaillé qu'à celles de la Zoologie, parce
que les animaux ayant en effet entre eux des différences bien
plus sensibles que n'en ont les plantes entre elles, ils sont
plus aisés à reconnoître & à distinguer, plus faciles à nommer &
à décrire.
D'ailleurs il y a encore un avantage pour reconnoître les
especes d'animaux, & pour les distinguer les unes des autres;
c'est qu'on doit regarder comme la même espece celle qui, au
moyen de la copulation, se perpétue & conserve la similitude de
cette espece, & comme des especes différentes celles qui, par
les mêmes moyens, ne peuvent rien produire ensemble; desorte
qu'un renard sera une espece différente d'un chien, si en effet,
par la copulation d'un mâle & d'une femelle de ces deux especes,
il ne résulte rien; & quand même il résulteroit un animal
mi-parti, une espece de mulet, comme ce mulet ne produiroit
rien, cela suffiroit pour établir que le renard & le chien ne
seroient pas de la même espece, puisque nous avons supposé que
pour constituer une espece, il falloit une production continue,
perpétuelle, invariable, semblable en un mot à celle des autres
animaux. Dans les plantes, on n'a pas le même avantage; car
quoiqu'on ait prétendu y reconnoître des sexes, & qu'on ait
établi des divisions de genres par les parties de la
fécondation, comme cela n'est ni aussi certain, ni aussi
apparent que dans les animaux, & que d'ailleurs la production
des plantes se fait de plusieurs autres façons où les sexes
n'ont aucune part, & où les parties de la fécondation ne sont
pas nécessaires; on n'a pû employer avec succès cette idée, & ce
n'est que sur une analogie mal-entendue, qu'on a prétendu que
cette méthode sexuelle devoit nous faire distinguer toutes les
especes différentes de plantes.
Le nombre des especes d'animaux est donc plus grand que celui
des especes de plantes: mais il n'en est pas de même du nombre
d'individus dans chaque espece: comme dans les plantes le nombre
d'individus est beaucoup plus grand dans le petit que dans le
grand, l'espece des mouches est peut-être cent millions de fois
plus nombreuse que celle de l'élephant; de même, il y a en
général beaucoup plus d'herbes que d'arbres, plus de chiendent
que de chênes. Mais si l'on compare la quantité d'individus des
animaux & des plantes, espece à espece, on verra que chaque
espece de plante est plus abondante que chaque espece d'animal.
Par exemple, les quadrupedes ne produisent qu'un petit nombre de
petits, & dans des intervalles assez considérables. Les arbres
au contraire produisent tous les ans une grande quantité
d'arbres de leur espece.
M. de Buffon s'objecte lui-même que sa compa- [p. 473] raison
n'est pas exacte, & que pour la rendre telle, il faudroit
pouvoir comparer la quantité de graine que produit un arbre,
avec la quantité de germes que peut contenir la semence d'un
animal; & que peut-être on trouveroit alors que les animaux sont
encore plus abondans en germes que les végétaux. Mais il répond
que si l'on fait attention qu'il est possible en ramassant avec
soin toutes les graines d'un arbre, par exemple d'un orme, & en
les semant, d'avoir une centaine de milliers de petits ormes de
la production d'une seule année, on avouera nécessairement que,
quand on prendroit le même soin pour ournir à un cheval toutes
les jumens qu'il pourroit saillir en un an, les résultats
seroient fort différens dans la production de l'animal, & dans
celle du végétal. Je n'examine donc pas (dit M. de Buffon) la
quantité des germes; premierement parce que dans les animaux
nous ne la connoissons pas; & en second lieu, parce que dans les
végétaux il y a peut-être de même des germes seminaux, & que la
graine n'est point un germe, mais une production aussi parfaite
que l'est le foetus d'un animal, à laquelle, comme à celui-ci,
il ne manque qu'un plus grand développement.
M. de Buffon s'objecte encore la prodigieuse multiplication
de certaines especes d'insectes, comme celle des abeilles dont
chaque femelle produit trente à quarante mille mouches: mais il
répond qu'il parle du général des animaux comparé au général des
plantes, & que d'ailleurs cet exemple des abeilles, qui
peut-être est celui de la plus grande multiplication que nous
connoissions dans les animaux, ne fait pas une preuve; car de
trente ou quarante mille mouches que la mere abeille produit, il
n'y en a qu'un très-petit nombre de femelles, quinze cens ou
deux mille mâles, & tout le reste ne sont que des mulets ou
plûtôt des mouches neutres, sans sexe, & incapables de produire.
Il faut avoüer que dans les insectes, les poissons, les
coquillages, il y a des especes qui paroissent être extrèmement
abondantes: les huîtres, les harengs, les puces, les hannetons,
&c. sont peut-être en aussi grand nombre que les mousses & les
autres plantes les plus communes: mais, à tout prendre, on
remarquera aisément que la plus grande partie des especes
d'animaux est moins abondante en individus que les especes de
plantes; & de plus on observera qu'en comparant la
multiplication des especes de plantes entre elles, il n'y a pas
des différences aussi grandes dans le nombre des individus, que
dans les especes d'animaux, dont les uns engendrent un nombre
prodigieux de petits, & d'autres n'en produisent qu'un
très-petit nombre; au lieu que dans les plantes le nombre des
productions est toûjours fort grand dans toutes les especes.
Il paroît par tout ce qui précede, que les especes les plus
viles, les plus abjectes, les plus petites à nos yeux, sont les
plus abondantes en individus, tant dans les animaux que dans les
plantes. A mesure que les especes d'animaux nous paroissent plus
parfaites, nous les voyons réduites à un moindre nombre
d'individus. Pourroit-on croire que de certaines formes de
corps, comme celles des quadrupedes & des oiseaux, de certains
organes pour la perfection du sentiment, coûteroient plus à la
nature que la production du vivant & de l'organisé, qui nous
paroît si difficile à concevoir? Non, cela ne se peut croire.
Pour satisfaire, s'il est possible, au phénomene proposé, il
faut remonter jusqu'à l'ordre primitif des choses, & le supposer
tel que la production des grands animaux eût été aussi abondante
que celle des insectes. On voit au premier coup d'oeil que cette
espece monstrueuse eût bien-tôt englouti les autres, se fût
dévorée elle-même, eût couvert seule la surface de la terre, &
que bien-tôt il n'y eût eu sur le continent que des insectes,
des oiseaux & des élephans; & dans les eaux, que les baleines &
les poissons qui, par leur petitesse, auroient échappé à la
voracité des baleines; ordre de choses qui certainement n'eût
pas été comparable à celui qui existe. La Providence semble donc
ici avoir fait les choses pour le mieux.
Mais passons maintenant, avec M. de Buffon, à la comparaison des
animaux & des végétaux pour le lieu, la grandeur & la forme. La
terre est le seul lieu où les végétaux puissent subsister: le
plus grand nombre s'éleve au-dessus de la surface du terrein, &
y est attaché par des racines qui le pénetrent à une petite
profondeur. Quelques-uns, comme les truffes, sont entierement
couverts de tere; quelques-autres, en petit nombre, croissent
sous les eaux: mais tous ont besoin pour exister, d'être placés
à la surface de la terre. Les animaux au contraire sont plus
généralement répandus; les uns habitent la surface; les autres
l'intérieur de la terre: ceux-ci vivent au fond des mers;
ceux-là les parcourent à une hauteur médiocre. Il y en a dans
l'air, dans l'intérieur des plantes; dans le corps de l'homme &
des autres animaux; dans les liqueurs: on en trouve jusque dans
les pierres, les dails. Voyez Dails.
Par l'usage du microscope, on prétend avoir découvert un
grand nombre de nouvelles especes d'animaux fort différentes
entre elles. Il peut paroître singulier qu à peine on ait pû
reconnoître une ou deux especes de plantes nouvelles par le
secours de cet instrument. La petite mousse produite par la
moisissure est peut-être la seule plante microscopique dont on
ait parlé. On pourroit donc croire que la nature s'est refusée à
produire de très-petites plantes; tandis qu'elle s'est livrée
avec profusion à faire naître des animalcules: mais on pourroit
se tromper en adoptant cette opinion sans examen; & l'erreur
pourroit bien venir en effet de ce que les plantes se
ressemblant beaucoup plus que les animaux, il est plus difficile
de les reconnoître & d'en distinguer les especes; ensorte que
cette moisissure, que nous ne prenons que pour une mousse
infiniment petite, pourroit être une espece de bois ou de jardin
qui seroit peuplé d'un grand nombre de plantes très-différentes,
mais dont les différences échappent à nos yeux.
Il est vrai qu'en comparant la grandeur des animaux & des
plantes, elle paroîtra assez inégale; car il y a beaucoup plus
loin de la grosseur d'une baleine à celle d'un de ces prétendus
animaux microscopiques, que du chêne le plus élevé à la mousse
dont nous parlions tout-à-l'heure; & quoique la grandeur ne soit
qu'un attribut purement relatif, il est cependant utile de
considérer les termes extrèmes où la nature semble s'être
bornée. Le grand paroît être assez égal dans les animaux & dans
les plantes; une grosse baleine & un gros arbre sont d'un volume
qui n'est pas fort inégal; tandis qu'en petit on a crû voir des
animaux dont un millier réunis n'égaleroient pas en volume la
petite plante de la moisissure.
Au reste, la différence la plus générale & la plus sensible
entre les animaux & les végétaux est celle de la forme: celle
des animaux, quoique variée à l'infini, ne ressemble point à
celle des plantes; & quoique les polypes, qui se reproduisent
comme les plantes, puissent être regardés comme faisant la
nuance entre les animaux & les végétaux, non-seulement par la
façon de se reproduire, mais encore pai la forme extérieure; on
peut cependant dire que la figure de quelque animal que ce soit
est assez différente de la forme extérieure d'une plante, pour
qu'il soit difficile de s'y tromper. Les animaux peuvent à la
vérité faire des ouvrages qui ressemblent à des plantes ou à des
fleurs: mais jamais les plantes ne produiront rien de semblable
à un animal; [p. 474] ces insectes admirables qui produisent &
travaillent le corail, n'auroient pas été méconnus & pris pour
des fleurs si, par un préjugé mal-fondé, on n'eût pas regardé le
corail comme une plante. Ainsi les erreurs où l'on pourroit
tomber en comparant la forme des plantes à celle des animaux, ne
porteront jamais que sur un petit nombre de sujets qui font la
nuance entre les deux, & plus on fera d'observations, plus on se
convaincra qu'entre les animaux & les végétaux, le créateur n'a
pas mis de terme fixe; que ces deux genres d'êtres organisés ont
beaucoup plus de propriétés communes que de différences réelles;
que la production de l'animal ne coûte pas plus, & peut-être
moins à la nature, que celle du végétal; qu'en général la
production des êtres organisés ne lui coûte rien; & qu'enfin le
vivant & l'animé, au lieu d'être un degré métaphysique des
êtres, est une propriété physique de la matiere.
Après nous être tirés, à l'aide de la profonde métaphysique &
des grandes idées de M. de Buffon, de la premiere partie d'un
article très-important & très-difficile, nous allons passer a la
seconde partie, que nous devons à M. d'Aubenton, son illustre
collegue, dans l'ouvrage de l'Histoire naturelle générale &
particuliere.
Les Animaux, dit M. d'Aubenton, tiennent la premiere place
dans la division générale de l'Histoire naturelle. On a
distribué tous les objets que cette science comprend en trois
classes que l'on appelle regnes: le premier est le regne animal;
nous avons mis les animaux dans ce rang, parce qu'ils ont plus
de rapport avec nous que les végétaux, qui sont renfermés dans
le second regne; & les minéraux en ayant encore moins, sont dans
le troisieme. Dans plusieurs ouvrages d'Histoire naturelle, on
trouve cependant le regne minéral le premier, & le regne animal
le dernier. Les Auteurs ont crû devoir commencer par les objets
les plus simples, qui sont les minéraux, & s'élever ensuite
comme par degrés en parcourant le regne végétal, pour arriver
aux objets les plus composés, qui sont les animaux.
Les Anciens ont divisé les animaux en deux classes; la
premiere comprend ceux qui ont du sang, & la seconde ux qui
n'ont point de sang. Cette méthode étoit connue du tems
d'Aristote, & peut-être long-tems avant ce grand Philosophe; &
elle a été adoptée presque généralement jusqu'à présent. On a
objecté contre cette division, que tous les animaux ont du sang,
puisqu ils ont tous une liqueur qui entretient la vie, en
circulant dans tout le corps; que l'essence du sang ne consiste
pas dans sa couleur rouge, &c. ces objections ne prouvent rien
contre la méthode dont il s'agit. Que tous les animaux ayent du
sang, ou qu'il n'y en ait qu'une partie; que le nom de sang
convienne, ou non, à la liqueur qui circule dans le corps de
ceux-ci, il suffit que cette liqueur ne soit pas rouge, pour
qu'elle soit différente du sang des autres animaux, au moins par
la couleur; cette différence est donc un moyen de les distinguer
les uns des autres, & fait un caractere pour chacune de ces
classes: mais il y a une autre objection à laquelle on ne peut
répondre. Parmi les animaux que l'on dit n'avoir point de sang,
ou au moins n'avoir point de sang rouge, il s'en trouve qui ont
du sang, & du sang bien rouge; ce sont les vers de terre. Voilà.
un fait qui met la méthode en défaut: cependant elle peut encore
être meilleure que bien d'autres.
La premiere classe, qui est celle des animaux qui ont du
sang, est soûdivisée en deux autres, dont l'une comprend les
animaux qui ont un poumon pour organe de la respiration, &
l'autre, ceux qui n'ont que des oüies.
Le
cœur des animaux qui ont un poumon a deux ventricules, ou
n'a qu'un seul ventricule; ceux dont le cœur a deux ventricules
sont vivipares, voyez Vivipare; ou Ovipares, voyez Ovipare. Les
vivipares sont terrestres ou aquatiques; les premiers sont les
quadrupedes vivipares. Voyez Quadrupede. Les aquatiques sont les
poissons cétacées. V. Poisson. Les ovipares dont le cœur a deux
ventricules, sont les oiseaux.
Les animaux dont le cœur n'a qu'un ventricule, sont les
quadrupedes ovipares & les serpens. Voyez Quadrupede, Serpent.
Les animaux qui ont des ouïes, sont tous les poissons, à
l'exception des cétacées. Voyez Poisson.
On distingue les animaux qui n'ont point de sang en grands &
en petits.
Les grands sont divisés en trois sortes: 1°. les animaux mous
qui ont une substance molle à l'extérieur, & une autre substance
dure à l'intérieur, comme le polype, la seiche, le calemar.
Voyez Polype, Seiche, Calemar . 2°. Les crustacées. V. CrustacÉe.
3°. Les testacées. Voyez Testacées.
Les petits animaux qui n'ont point de sang, sont les
insectes. Voyez Insecte. Ray. Sinop. anim. quad.
On a fait d'autres distributions des animaux qui sont moins
compliquées; on les a divisés en quadrupedes, oiseaux, poissons,
& insectes. Les serpens sont compris avec les quadrupedes, parce
qu'on a crû qu'ils n'étoient pas fort différens des lésards,
quoiqu'ils n'eussent point de piés. Une des principales
objections que l'on ait faites contre cette méthode, est qu'on
rapporte au même genre des vivipares & des ovipares.
On a aussi divisé les animaux en terrestres, aquatiques, &
amphibies: mais on s'est récrié contre cette distribution, parce
qu'on met des animaux vivipares dans des classes différentes, &
qu'il se trouve des vivipares & des ovipares dans une même
classe; les insectes terrestres étant dans une classe, & les
insectes d'eau dans une autre, &c.
On peut s'assûrer par un examen détaillé, qu'il y a quantité
d'autres exceptions aux regles établies par ces méthodes: mais
après ce que nous avons dit cidevant, on ne doit pas s'attendre
à avoir une méthode arbitraire qui soit parfaitement conforme à
la nature; ainsi il n'est question que de choisir celles qui
sont le moins défectueuses, parce qu'elles le sont toutes plus
ou moins. Voyez Methode.
Les animaux prennent de l'accroissement, ont de la vie, &
sont doüés de sentiment: par cette définition M. Linnaeus les
distingue des végétaux qui croissent & vivent sans avoir de
sentiment, & des minéraux qui croissent sans vie ni sentiment.
Le même Auteur divise les animaux en six classes: la premiere
comprend les quadrupedes; la seconde, les oiseaux; la troisieme,
les amphibies; la quatrieme, les poissons; la cinquieme, les
insectes; & la sixieme, les vers. Syst. nat. Voyez Quadrupede,
Oiseau, Amphibie, Insecte, Ver . (I)
« Distribution des Arts en libéraux & en méchaniques. En
examinant les productions des arts on s’est apperçû que les unes
étoient plus l’ouvrage de l’esprit que de la main, & qu’au
contraire d’autres étoient plus l’ouvrage de la main que de
l’esprit. Telle est en partie l’origine de la prééminence que
l’on a accordée à certains arts sur d’autres, & de la
distribution qu’on a faite des arts en arts libéraux & en arts
méchaniques. Cette distinction, quoique bien fondée, a produit
un mauvais effet, en avilissant des gens très-estimables &
très-utiles, & en fortifiant en nous je ne sai quelle paresse
naturelle, qui ne nous portoit déjà que trop à croire que donner
une application constante & suivie à des expériences & à des
objets particuliers, sensibles & matériels, c’étoit déroger à la
dignité de l’esprit humain ; & que de pratiquer ou même
d’étudier les arts méchaniques, c’étoit s’abaisser à des choses
dont la recherche est laborieuse, la méditation ignoble,
l’exposition difficile, le commerce deshonorant, le nombre
inépuisable, & la valeur minutielle […]. Préjugé qui tendoit à
remplir les villes d’orgueilleux raisonneurs & de contemplateurs
inutiles, & les campagnes de petits tyrans ignorans, oisifs &
dédaigneux. Ce n’est pas ainsi qu’ont pensé Bacon, un des
premiers génies de l’Angleterre ; Colbert, un des plus grands
ministres de la France ; enfin les bons esprits & les hommes
sages de tous les tems. Bacon regardoit l’histoire des arts
méchaniques comme la branche la plus importante de la vraie
Philosophie ; il n’avoit donc garde d’en mépriser la pratique.
Colbert regardoit l’industrie des peuples & l’établissement des
manufactures, comme la richesse la plus sûre d’un royaume. Au
jugement de ceux qui ont aujourd’hui des idées saines de la
valeur des choses, celui qui peupla la France de Graveurs, de
Peintres, de Sculpteurs & d’Artistes en tout genre ; qui surprit
aux Anglois la machine à faire des bas, le velours aux Génois,
les glaces aux Vénitiens, ne fit guere moins pour l’état que
ceux qui battirent ses ennemis & leur enleverent leurs places
fortes ; & aux yeux du philosophe il y a peut-être plus de
mérite réel à avoir fait naître les le Bruns, les le Sueurs &
les Audrans ; peindre & graver les batailles d’Alexandre, &
exécuter en tapisserie les victoires de nos généraux, qu’il n’y
en a à les avoir remportées. Mettez dans un des côtés de la
balance les avantages réels des sciences les plus sublimes & des
arts les plus honorés, & dans l’autre côté ceux des arts
méchaniques, & vous trouverez que l’estime qu’on a faite des uns
& celle qu’on a faite des autres, n’ont pas été distribuées dans
le juste rapport de ces avantages, & qu’on a bien plus loüé les
hommes occupés à faire croire que nous étions heureux, que les
hommes occupés à faire que nous le fussions en effet. »
AUTORITÉ,
pouvoir, puissance, empire, (Gram.) L'autorité,
dit M. l'abbé Girard dans ses Synonymes, laisse plus de
liberté dans le choix ; le pouvoir a plus de force ; l'empire
est plus absolu. On tient l'autorité de la supériorité du
rang & de la raison ; le pouvoir, de l'attachement que
les personnes ont pour nous ; l'empire, de l'art qu'on a
de saisir le faible. L'autorité persuade ; le pouvoir
entraîne ; l'empire subjugue. L'autorité suppose
du mérite dans celui qui l'a ; le pouvoir, des liaisons ;
l'empire, de l'ascendant. Il faut se soumettre à l'autorité
d'un homme sage ; on doit accorder sur soi du pouvoir à
ses amis ; il ne faut laisser prendre de l'empire à
personne. L'autorité est communiquée par les lois ; le
pouvoir par ceux qui en sont dépositaires ; la puissance
par le consentement des hommes ou la force des armes. On est
heureux de vivre sous l'autorité d'un prince qui aime la
justice ; dont les ministres ne s'arrogent pas un pouvoir
au-delà de celui qu'il leur donne, & qui regarde le zèle &
l'amour de ses sujets comme les fondements de sa puissance.
Il n'y a point d'autorité sans loi ; il n'y a point de
loi qui donne une autorité sans bornes. Tout pouvoir
a ses limites. Il n'y a point de puissance qui ne doive
être soumise à celle de Dieu. L'autorité faible attire le
mépris ; le pouvoir aveugle choque l'équité ; la
puissance jalouse est formidable. L'autorité est
relative au droit ; la puissance aux moyens d'en user ;
le pouvoir à l'usage. L'autorité réveille une idée
de respect ; la puissance une idée de grandeur ; le
pouvoir une idée de crainte. L'autorité de Dieu est
sans bornes ; sa puissance éternelle ; & son pouvoir
absolu. Les pères ont de l'autorité sur leurs enfants ;
les rois sont puissants entre leurs semblables ; les
hommes riches & titrés sont puissants dans la société;
les magistrats y ont du pouvoir.
Aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux
autres. La liberté est un présent du ciel, & chaque individu de
la même espèce a le droit d’en jouir aussitôt qu’il jouit de la
raison. Si la nature a établi quelque autorité, c’est la
puissance paternelle : mais la puissance paternelle a ses
bornes ; & dans l’état de nature elle finirait aussitôt que les
enfants seraient en état de se conduire. Toute autre autorité
vient d’une autre origine que de la nature. Qu’on examine bien,
& on la fera toujours remonter à l’une de ces deux sources : ou
la force & la violence de celui qui s’en est emparé; ou le
consentement de ceux qui s’y sont soumis par un contrat fait ou
supposé entr’eux, & celui à qui ils ont déféré l’autorité.
La puissance qui s’acquiert par la violence, n’est qu’une
usurpation, & ne dure qu’autant que la force de celui qui
commande l’emporte sur celle de ceux qui obéissent ; en sorte
que si ces derniers deviennent à leur tour les plus forts, &
qu’ils secouent le joug, ils le font avec autant de droit & de
justice que l’autre qui le leur avait imposé. La même loi qui a
fait l’autorité, la défait alors : c’est la loi du plus
fort.
Quelquefois l’autorité qui s’établit par la violence
change de nature ; c’est lorsqu’elle continue & se maintient du
consentement exprès de ceux qu’on a soumis : mais elle rentre
par là dans la seconde espèce dont je vais parler ; & celui qui
se l’était arrogée devenant alors prince, cesse d’être tyran.
La puissance qui vient du consentement des peuples, suppose
nécessairement des conditions qui en rendent l’usage légitime,
utile à la société, avantageux à la république, & qui la fixent
& la restreignent entre des limites : car l’homme ne doit ni ne
peut se donner entièrement & sans réserve à un autre homme ;
parce qu’il a un maître supérieur au-dessus de tout, à qui seul
il appartient tout entier. C’est Dieu, dont le pouvoir est
toujours immédiat sur la créature, maître aussi jaloux
qu’absolu, qui ne perd jamais de ses droits, & ne les communique
point. Il permet pour le bien commun & pour le maintien de la
société, que les hommes établissent entre eux un ordre de
subordination, qu’ils obéissent à l’un d’eux : mais il veut que
ce soit par raison & avec mesure, & non pas aveuglément & sans
réserve, afin que la créature ne s’arroge pas les droits du
créateur. Toute autre soumission est le véritable crime
d’idolâtrie. Fléchir le genou devant un homme ou devant une
image, n’est qu’une cérémonie extérieure, dont le vrai Dieu qui
demande le cœur & l’esprit, ne se soucie guère, & qu’il
abandonne à l’institution des hommes pour en faire, comme il
leur conviendra, des marques d’un culte civil & politique, ou
d’un culte de religion. Ainsi ce ne sont point ces cérémonies en
elles-mêmes, mais l’esprit de leur établissement, qui en rend la
pratique innocente ou criminelle. Un Anglais n’a point de
scrupule à servir le roi le genou en terre ; le cérémonial ne
signifie que ce qu’on a voulu qu’il signifiât : mais livrer son
cœur, son esprit & sa conduite sans aucune réserve à la volonté
& au caprice d’une pure créature, en faire l’unique & le dernier
motif de ses actions, c’est assurément un crime de lèse-majesté
divine au premier chef : autrement ce pouvoir de Dieu, dont on
parle tant, ne serait qu’un vain bruit dont la politique humaine
userait à sa fantaisie, & dont l’esprit d’irreligion pourrait se
jouer à son tour ; de sorte que toutes les idées de puissance &
de subordination venant à se confondre, le prince se jouerait de
Dieu, & le sujet du prince.
La vraie & légitime puissance a donc nécessairement des bornes.
Aussi l’Ecriture nous dit-elle :
« que votre soumission soit raisonnable » ;
sit rationabile obsequium vestrum.
« Toute puissance qui vient de Dieu est une puissance réglée » ;
omnis potestas à Deo ordinata est. Car c’est ainsi qu’il
faut entendre ces paroles, conformément à la droite raison & au
sens littéral, & non conformément à l’interprétation de la
bassesse & de la flatterie qui prétendent que toute puissance
quelle qu’elle soit, vient de Dieu. Quoi donc ; n’y a-t-il point
de puissances injustes ? n’y a-t-il pas des autorités
qui, loin de venir de Dieu, s’établissent contre ses ordres &
contre sa volonté ? les usurpateurs ont-ils Dieu pour eux ?
faut-il obéir en tout aux persécuteurs de la vraie religion ? &
pour fermer la bouche à l’imbécillité, la puissance de
l’antéchrist sera-t-elle légitime ? Ce sera pourtant une grande
puissance. Enoch & Elie qui lui résisteront, seront-ils des
rebelles & des séditieux qui auront oublié que toute puissance
vient de Dieu ; ou des hommes raisonnables, fermes & pieux, qui
sauront que toute puissance cesse de l’être, dès qu’elle sort
des bornes que la raison lui a prescrites, & qu’elle s’écarte
des règles que le souverain des princes & des sujets a
établies ; des hommes enfin qui penseront, comme S. Paul, que
toute puissance n’est de Dieu qu’autant qu’elle est juste &
réglée ?
Le prince tient de ses sujets mêmes l’autorité qu’il a
sur eux ; & cette autorité est bornée par les lois de la
nature & de l’état. Les lois de la nature & de l’état sont les
conditions sous lesquelles ils se sont soumis, ou sont censés
s’être soumis à son gouvernement. L’une de ces conditions est
que n’ayant de pouvoir & d’autorité sur eux que par leur
choix & de leur consentement, il ne peut jamais employer cette
autorité pour casser l’acte ou le contrat par lequel elle
lui a été déférée : il agirait dès-lors contre lui-même, puisque
son autorité ne peut subsister que par le titre qui l’a
établie. Qui annule l’un détruit l’autre. Le prince ne peut donc
pas disposer de son pouvoir & de ses sujets sans le consentement
de la nation, & indépendamment du choix marqué dans le contrat
de soumission. S’il en usait autrement, tout serait nul, & les
lois le relèveraient des promesses & des serments qu’il aurait
pu faire, comme un mineur qui aurait agi sans connaissance de
cause, puisqu’il aurait prétendu disposer de ce qu’il n’avait
qu’en dépôt & avec clause de substitution, de la même manière
que s’il l’avait eu en toute propriété & sans aucune condition.
D’ailleurs le gouvernement, quoique héréditaire dans une
famille, & mis entre les mains d’un seul, n’est pas un bien
particulier, mais un bien public, qui par conséquent ne peut
jamais être enlevé au peuple, à qui seul il appartient
essentiellement & en pleine propriété. Aussi est-ce toujours lui
qui en fait le bail : il intervient toujours dans le contrat qui
en adjuge l’exercice. Ce n’est pas l’état qui appartient au
prince, c’est le prince qui appartient à l’état : mais il
appartient au prince de gouverner dans l’état, parce que l’état
l’a choisi pour cela ; qu’il s’est engagé envers les peuples à
l’administration des affaires, & que ceux-ci de leur côté se
sont engagés à lui obéir conformément aux lois. Celui qui porte
la couronne peut bien s’en décharger absolument s’il le veut :
mais il ne peut la remettre sur la tête d’un autre sans le
consentement de la nation qui l’a mise sur la sienne. En un mot,
la couronne, le gouvernement, & l’autorité publique, sont
des biens dont le corps de la nation est propriétaire, & dont
les princes sont les usufruitiers, les ministres & les
dépositaires. Quoique chefs de l’état, ils n’en sont pas moins
membres, à la vérité les premiers, les plus vénérables & les
plus puissants, pouvant tout pour gouverner, mais ne pouvant
rien légitimement pour changer le gouvernement établi, ni pour
mettre un autre chef à leur place. Le sceptre de Louis XV passe
nécessairement à son fils aîné, & il n’y a aucune puissance qui
puisse s’y opposer : ni celle de la nation, parce que c’est la
condition du contrat ; ni celle de son père par la même raison.
Le dépôt de l’autorité n’est quelquefois que pour un
temps limité, comme dans la république Romaine. Il est
quelquefois pour la vie d’un seul homme, comme en Pologne ;
quelquefois pour tout le temps que subsistera une famille, comme
en Angleterre ; quelquefois pour le temps que subsistera une
famille par les mâles seulement, comme en France.
Ce dépôt est quelquefois confié à un certain ordre dans la
société; quelquefois à plusieurs choisis de tous les ordres, &
quelquefois à un seul.
Les conditions de ce pacte sont différentes dans les différents
états. Mais partout, la nation est en droit de maintenir envers
& contre tous le contrat qu’elle a fait ; aucune puissance ne
peut le changer ; & quand il n’a plus lieu, elle rentre dans le
droit & dans la pleine liberté, d’en passer un nouveau avec qui,
& comme il lui plaît. C’est ce qui arriverait en France, si par
le plus grand des malheurs la famille entière régnante venait à
s’éteindre jusque dans ses moindres rejetons ; alors le sceptre
& la couronne retourneraient à la nation.
Il semble qu’il n’y ait que des esclaves dont l’esprit serait
aussi borné que le cœur serait bas, qui pussent penser
autrement. Ces sortes de gens ne sont nés ni pour la gloire du
prince, ni pour l’avantage de la société: ils n’ont ni vertu, ni
grandeur d’âme. La crainte & l’intérêt sont les ressorts de leur
conduite. La nature ne les produit que pour servir de lustre aux
hommes vertueux ; & la Providence s’en sert pour former les
puissances tyranniques, dont elle châtie pour l’ordinaire les
peuples & les souverains qui offensent Dieu ; ceux-ci en
usurpant, ceux-là en accordant trop à l’homme de ce pouvoir
suprême, que le Créateur s’est réservé sur la créature.
L’observation des lois, la conservation de la liberté & l’amour
de la patrie, sont les sources fécondes de toutes grandes choses
& de toutes belles actions. Là se trouvent le bonheur des
peuples, & la véritable illustration des princes qui les
gouvernent. Là l’obéissance est glorieuse, & le commandement
auguste. Au contraire, la flatterie, l’intérêt particulier, &
l’esprit de servitude sont l’origine de tous les maux qui
accablent un état, & de toutes les lâchetés qui le déshonorent.
Là les sujets sont misérables, & les princes haïs ; là le
monarque ne s’est jamais entendu proclamer le bien-aimé ;
la soumission y est honteuse, & la domination cruelle. Si je
rassemble sous un même point de vue la France & la Turquie,
j’aperçois d’un côté une société d’hommes que la raison unit,
que la vertu fait agir, & qu’un chef également sage & glorieux
gouverne selon les lois de la justice ; de l’autre, un troupeau
d’animaux que l’habitude assemble, que la loi de la verge fait
marcher, & qu’un maître absolu mène selon son caprice.
Mais pour donner aux principes répandus dans cet article, toute
l’autorité qu’ils peuvent recevoir, appuyons-les du
témoignage d’un de nos plus grands rois. Le discours qu’il tint
à l’ouverture de l’assemblée des notables de 1596, plein d’une
sincérité que les souverains ne connaissent guère, était bien
digne des sentiments qu’il y porta.
« Persuadé, dit M. de Sully, pag. 467. in-4°. tom. I. que
les rois ont deux souverains, Dieu & la loi ; que la justice
doit présider sur le trône, & que la douceur doit être assise à
côté d’elle ; que Dieu étant le vrai propriétaire de tous les
royaumes, & les rois n’en étant que les administrateurs, ils
doivent représenter aux peuples celui dont ils tiennent la
place ; qu’ils ne régneront comme lui, qu’autant qu’ils
régneront en pères ; que dans les états monarchiques
héréditaires, il y a une erreur qu’on peut appeler aussi
héréditaire, c’est que le souverain est maître de la vie &
des biens de tous ses sujets ; que moyennant ces quatre mots,
tel est nôtre plaisir, il est dispensé de manifester les
raisons de sa conduite, ou même d’en avoir ; que, quand cela
serait, il n’y a point d’imprudence pareille à celle de se faire
haïr de ceux auxquels on est obligé de confire à chaque instant
sa vie, & que c’est tomber dans ce malheur que d’emporter tout
de vive force. Ce grand homme persuadé, dis-je, de ces principes
que tout l’artifice du courtisan ne bannira jamais du cœur de
ceux qui lui ressembleront, déclara que pour éviter tout air de
violence & de contrainte, il n’avait pas voulu que l’assemblée
se fît par des députés nommés par le souverain, & toujours
aveuglément asservis à toutes ses volontés ; mais que son
intention était qu’on y admît librement toutes sortes de
personnes, de quelqu’état & condition qu’elles pussent être ;
afin que les gens de savoir & de mérite eussent le moyen d’y
proposer sans crainte, ce qu’ils croiraient nécessaire pour le
bien public ; qu’il ne prétendait encore en ce moment leur
prescrire aucunes bornes ; qu’il leur enjoignait seulement de ne
pas abuser de cette permission, pour l’abaissement de l’autorité
royale, qui est le principal nerf de l’état ; de rétablir
l’union entre ses membres ; de soulager les peuples ; de
décharger le trésor royal de quantité de dettes, auxquelles il
se voyait sujet, sans les avoir contractées ; de modérer avec la
même justice, les pensions excessives, sans faire tort aux
nécessaires, afin d’établir pour l’avenir un fonds suffisant &
clair pour l’entretien des gens de guerre. Il ajouta qu’il
n’aurait aucune peine à se soumettre à des moyens qu’il n’aurait
point imaginés lui-même, d’abord qu’il sentirait qu’ils avoient
été dictés par un esprit d’équité & de désintéressement ; qu’on
ne le verrait point chercher dans son âge, dans son expérience &
dans ses qualités personnelles, un prétexte bien moins frivole,
que celui dont les princes ont coutume de se servir, pour éluder
les règlements ; qu’il montrerait au contraire par son exemple,
qu’ils ne regardent pas moins les rois pour les faire observer,
que les sujets, pour s’y soumettre. Si je faisais gloire,
continua-t-il, de passer pour un excellent orateur, j’aurais
apporté ici plus de belles paroles que de bonne volonté : mais
mon ambition a quelque chose de plus haut que de bien parler.
J’aspire au glorieux titre de libérateur & de restaurateur de la
France. Je ne vous ai donc point appelés, comme faisaient mes
prédécesseurs, pour vous obliger d’approuver aveuglément mes
volontés : je vous ai fait assembler pour recevoir vos conseils,
pour les croire, pour les suivre ; en un mot, pour me mettre en
tutelle entre vos mains. C’est une envie qui ne prend guère aux
rois, aux barbes grises & aux victorieux, comme moi : mais
l’amour que je porte à mes sujets, & l’extrême désir que j’ai de
conserver mon état, me font trouver tout facile & tout honorable.
Ce discours achevé, Henri se leva & sortit, ne laissant que M.
de Sully dans l’assemblée, pour y communiquer les états, les
mémoires & les papiers dont on pouvait avoir besoin. »
On n’ose proposer cette conduite pour modèle, parce qu’il y a
des occasions où les princes peuvent avoir moins de déférence,
sans toutefois s’écarter des sentiments qui font que le
souverain dans la société se regarde comme le père de famille, &
ses sujets comme ses enfants. Le grand Monarque que nous venons
de citer, nous fournira encore l’exemple de cette sorte de
douceur mêlée de fermeté, si requise dans les occasions, où la
raison est si visiblement du côté du souverain, qu’il a droit
d’ôter à ses sujets la liberté du choix, & de ne leur laisser
que le parti de l’obéissance. L’Edit de Nantes ayant été
vérifié, après bien des difficultés du Parlement, du Clergé & de
l’Université, Henri IV. dit aux évêques : Vous m’avez exhorté
de mon devoir ; je vous exhorte du vôtre. Faisons bien à l’envi
les uns des autres. Mes prédécesseurs vous ont donné de belles
paroles ; mais moi avec ma jaquette, je vous donnerai de bons
effets : je verrai vos cahiers, & j’y répondrai le plus
favorablement qu’il me sera possible. Et il répondit au
Parlement qui était venu lui faire des remontrances : Vous me
voyez en mon cabinet où je viens vous parler, non pas en habit
royal, ni avec l’épée & la cape, comme mes prédécesseurs ; mais
vêtu comme un père de famille, en pourpoint, pour parler
familièrement à ses enfants. Ce que j’ai à vous dire, est que je
vous prie de vérifier l’édit que j’ai accordé à ceux de la
religion. Ce que j’en ai fait, est pour le bien de la paix. Je
l’ai faite au-dehors ; je la veux faire au-dedans de mon royaume.
Après leur avoir exposé les raisons qu’il avait eues de faire
l’édit, il ajouta : Ceux qui empêchent que mon édit ne passe,
veulent la guerre ; je la déclarerai demain à ceux de la
religion ; mais je ne la serai pas ; je les y enverrai. J’ai
fait l’édit ; je veux qu’il s’observe. Ma volonté devrait servir
de raison ; on ne la demande jamais au prince, dans un état
obéissant. Je suis roi. Je vous parle en roi. Je veux être obéi.
Mém. de Sully, in-4°. p. 594. tom. I.
Voilà comment il convient à un Monarque de parler à ses sujets,
quand il a évidemment la justice de son côté; & pourquoi ne
pourrait-il pas ce que peut tout homme qui a l’équité de son
côté ? Quant aux sujets, la première loi que la religion, la
raison & la nature leur imposent, est de respecter eux-mêmes les
conditions du contrat qu’ils ont fait, de ne jamais perdre de
vue la nature de leur gouvernement ; en France de ne point
oublier que tant que la famille régnante subsistera par les
mâles, rien ne les dispensera jamais de l’obéissance, d’honorer
& de craindre leur maître, comme celui par lequel ils ont voulu
que l’image de Dieu leur fût présente & visible sur la terre ;
d’être encore attachés à ces sentiments par un motif de
reconnaissance de la tranquillité & des biens dont ils jouissent
à l’abri du nom royal ; si jamais il leur arrivait d’avoir un
roi injuste, ambitieux & violent, de n’opposer au malheur qu’un
seul remède, celui de l’apaiser par leur soumission, & de
fléchir Dieu par leurs prières ; parce que ce remède est le seul
qui soit légitime, en conséquence du contrat de soumission juré
au prince régnant anciennement, & à ses descendants par les
mâles, quels qu’ils puissent être ; & de considérer que tous ces
motifs qu’on croit avoir de résister, ne sont à les bien
examiner, qu’autant de prétextes d’infidélités subtilement
colorées ; qu’avec cette conduite, on n’a jamais corrigé les
princes, ni aboli les impôts ; & qu’on a seulement ajouté aux
malheurs dont on se plaignait déjà, un nouveau degré de misère.
Voilà les fondements sur lesquels les peuples & ceux qui les
gouvernent pourraient établir leur bonheur réciproque.
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